LA CLIQUE -roman-
format 15x21, 130 pages



Mon grand-père Eugène,
héros de ce roman familial
écrit avec le coeur et les tripes.

 
(extrait) CHAPITRE 2
Le printemps s'annonçait par petites touches, palette de verts sur fond gris. Quelques trilles joyeux d'oiseaux qu'on aurait dits moqueurs. Eugène, rêveur, avait cette étrange et délicieuse impression de voir les arbres se redresser, reprendre vie après des semaines d'hibernation. De quelques claquements de langue, il dirigeait son cheval. Assis nonchalamment sur un rebord de la charrette, il avait fière allure. Les roues cerclées de fer crissaient sur la route empierrée qui le menait au bourg de Lavau-sur-Loire distant d'une bonne demi-douzaine de kilomètres de la ferme. Lavau était relié à l'estuaire de la Loire par l'étier du Syl. Eugène était impatient d'arriver. Il aimait cette petite ville portuaire à l'activité foisonnante.
Les bateaux à fond plat transportaient des personnes, des bestiaux, du charbon, du grain… et aussi des blocs de granit bleu vers Nantes dont les rues étaient pavées, et vers Saint-Nazaire où ils étaient utilisés pour la construction des bassins des chantiers navals. Le couvent de Saint Gildas des Bois, ville de la région, avait été entièrement construit avec ce granit. Extrait des carrières toutes proches de la Garenne qui employaient alors quatre cents personnes, la taille des blocs se faisait sur place. Eugène avait en tête le projet d'aller tôt ou tard y mander du travail. Pour cela il faudrait d'abord convaincre le père, et ce ne serait pas une mince affaire. Le grand-père et surtout Émile le soutiendraient peut-être, pas sûr. Certes, deux bras en moins à la ferme, cela manquerait. Le refus était plus que probable mais « On ne risque rien à demander », pensait-il cependant avec son optimisme coutumier.
Il se signa en longeant sur sa gauche le cimetière. Quelques centaines de mètres plus loin, il commença à apercevoir les toits d'ardoises des maisons. Une légère brume mêlée aux fumées de cheminée donnait à l'ensemble une ambiance irréelle, un peu à la Turner, ce peintre anglais qu'il avait découvert par hasard dans une revue chez un coiffeur de Savenay. Turner, qui se levait pour peindre le lever du soleil sur la Tamise dans une barque chahutée par les flots. Le soir il revenait sur son frêle esquif pour croquer le coucher du soleil. Il avait représenté aussi les premières locomotives avec leurs colonnes de vapeur étranges et mystérieuses. Eugène était fasciné par tout ce qui avait trait aux chemins de fer. Le coiffeur, voyant son intérêt, avait souri avant de lui offrir le précieux magazine. Décidément, on aimait faire des cadeaux à Eugène qui les recevait avec délectation. Il passa devant la mairie sur sa droite, avant de tourner à gauche dans la rue du Port. L'église Saint-Martin apparut à son tour. De style roman, elle n'était pas très haute mais semblait solide et forte. Rassurante. Apaisante. Un boulet de canon incrusté dans un des murs à 4 m de hauteur posait question. C'était un vestige de la guerre des Vendéens qui eut lieu à la fin de l'année 1793. Guerre qui s'était terminée à Savenay dans un bain de sang resté célèbre dans la mémoire des anciens. Un sinistre 23 décembre, la neige recouvrant des centaines de cadavres.
La cloche sonna les huit coups de huit heures. Les ouvriers des carrières avaient déjà embauché, certains attardés couraient dans les rues en finissant de s'habiller. Le moindre retard était sanctionné. La Garenne était située à 1 km du bourg. Aucune
chambre, aucun grenier, aucun garage n'étaient libres à Lavau. Tous servaient à loger ces hommes rudes et fiers qui venaient de toute la région. Le travail était dur et dangereux, les accidents étaient fréquents. Il y avait aussi quelques décès par silicose. Les carriers étaient payés cinq francs par jour en moyenne, pour les dix parfois douze heures qu'ils faisaient. C'était un bon salaire, car beaucoup d'autres métiers gagnaient moins : un ouvrier charpentier ou un manœuvre recevait trois francs par jour, une couturière deux francs et un ouvrier agricole un franc cinquante.4 Il y avait les tailleurs, les fendeurs et les polisseurs de pierre. Il y avait aussi des apprentis dont les plus jeunes avaient 12 ans. Le midi, on se nourrissait de pain, de lard, de poissons, parfois d'un bout de fromage, le tout arrosé d'une âcre « piquette » ou d'un horrible « tafia » qui faisait bien du dégât.
Quelques étals s'installaient devant l'église. Poissons, fruits de mer, légumes de saison, charcuteries… Ce n'était pas un marché aussi grand que celui de Savenay, d'ailleurs il n'avait pas vraiment le nom de marché, mais il était fort utile les jours de grande activité au port. La pluie de la nuit et du petit matin ne reviendrait pas gâcher la matinée. Eugène gara son attelage près de la boutique d'un des deux négociants en vins du lieu, sa préférence allait à Albert « les belles bacchantes », un ami de son père. Il tapota affectueusement la croupe de son cheval et alla vers la buvette Bohu-Thomas pour prendre un ti'cafail5 et saluer quelques connaissances. Il préparait une grande fête pour l'anniversaire de ses 20 ans un mois plus tard, et glissa discrètement à l'oreille de certains et certaines l'invitation à y participer. La barrique de vin qu'il venait d'ailleurs acheter ce jour-là était en prévision de cette journée qu'il espérait inoubliable. La barrique était consignée, cela lui donnerait une bonne occasion de revenir par ici. Le café chicorée lui donna un coup de fouet salutaire. Plein d'énergie, il sortit et se dirigea vers le port. Un poste de douaniers s'y trouvait fort d'une demi-douzaine d'hommes. Faut dire que certaines marchandises agricoles partaient pour l'Angleterre, farines de froment, de blé noir, colza, avoine, pommes de terre notamment. Il observa sur les maisons proches les traces encore présentes de la grande crue de 1910. Il n'y avait pas que la Seine qui avait débordé, la Loire aussi. Eugène respira l'air à pleins poumons. Cette odeur d'iode et de tourbe, si particulière à l'endroit, était pour lui un ravissement. Il expira lentement par la bouche comme pour se nettoyer l'intérieur et atteindre un état de quiétude qui lui faisait encore plus apprécier le moment présent. La marée était haute, les « toues », petites barques à voile affectionnées des pêcheurs, et les « plates » que l'on menait à la rame ou à la perche6, lourdement chargées des produits des marais et des environs quittaient le port pour remonter le fleuve avec ce jour-là un vent bien orienté. Il en observa une qui portait des « javelles » de roseaux. Une gabare de 37 m attendait, elle, son tour pour entrer dans le port. Elle était bien chargée de lourds matériaux de construction : chaux, sable, bois… — Quelle vie et quelle poésie dans ce magnifique ballet ! N'estce pas mon ami ? dit une voix derrière lui. C'était Paul Orieux, l'instituteur du village. Eugène avait appris à lire et à écrire à l'école de Savenay, mais ses fréquentes virées à Lavau lui avaient fait rencontrer ce personnage chaleureux, attentif et incontournable, qui était aussi premier secrétaire de mairie. Entre eux deux, des liens solides s'étaient tissés. Ils échangèrent un regard profond. — En effet, M. Paul ! Comme vous avez raison ! La beauté et la poésie sont le sel de la vie, n'est-ce pas ? Il l'appelait toujours « monsieur » par respect et égard vu leur différence d'âge. L'instituteur avait la réputation d'être un homme sévère mais juste. Celui-ci ouvrit son sac et tendit un livre. — Tiens ! Je te le prête ! Tu me le rendras à l'occasion ! Prends-en grand soin ! C'est un trésor ! Eugène lut le titre avec avidité : Poésies d'Arthur Rimbaud. Il serra chaudement la main de l'instituteur pour le remercier. « Et encore un cadeau ! », pensa-t-il. — Sais-tu comment on appelle ici l'autre côté de l'estuaire ? demanda l'instituteur à Eugène. Ce dernier n'avait pas la réponse mais elle vint très vite. — L'autre côté de l'eau ! C'est aussi de la poésie ! N'est-ce pas ? conclut Eugène en riant.
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Tarif: 14,50 euros (+4 euros de frais de port)
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